L'alcoolisme est-il une fatalité ?

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De Philippe de Timary.

« Je suis le premier à reconnaître qu'il s'agit d'un problème difficile à traiter, mais j'espère vous convaincre, avec ce livre, que ce défi peut être relevé, dans la plupart des cas, à partir du moment où l'on parvient à en décrypter la complexité. »

L'auteur explique les logiques biologique, affective, neurologique et sociale qui peuvent conduire une personne à développer une problématique alcoolique. Il insiste sur le lien fréquent entre une émotion insupportable et le recours à l'alcool. Il décrit aussi les effets de l'alcool sur l'humeur, les processus de pensée et le rapport aux autres.

Comment déjouer les pièges de l'alcool ? Que peut faire la famille face à l'alcoolisme ? Quels sont les traitements à envisager ? Abstinence ou modération ? Quel est le rôle de la société face à ce fléau ? Exemples à l'appui, l'auteur répond à toutes ces questions.

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👉 Voici les citations qui m'ont paru intéressantes.

Introduction #

« C’est en 2005 que l’OMS a tiré la sonnette d’alarme en publiant des chiffres cinglants : l’alcoolisme est la 3e cause de mortalité dans le monde ; il est responsable de plus d’un décès sur vingt. Dans la tranche d’âge comprise entre 15 et 56 ans, il constitue même la 1re cause de décès. »

1. Où commence l'alcoolisme ? #

« L’organisation mondiale de la santé (OMS) a défini, sur base de recherches scientifiques, les critères d’une consommation normale de boissons alcoolisées, c’est-à-dire une consommation n’entraînant pas de conséquences néfastes pour les individus. La barre a été placée à 3 unités d’alcool par jour pour les hommes, soit 21 unités par semaine. Pour les femmes, qui présentent une sensibilité à l’alcool plus grande que les hommes, la barre a été fixée à 2 unités par jour, soit 14 unités par semaine. En dessous de cette consommation, l’OMS considère qu’il n’y a pas de risques majeurs pour la santé. »

« La consommation à risque est une consommation qui dépasse de temps en temps la quantité hebdomadaire recommandée de 21 verres pour un homme et 14 verres pour une femme. L’usage nocif désigne une consommation qui dépasse de manière régulière les normes de l’OMS. »

« Une unité d’alcool correspond, selon les définitions, à 10 ou 13 grammes d’éthanol. L’éthanol est la molécule active de toutes les boissons alcoolisées, responsable de ses effets positifs comme négatifs. Cette unité d’alcool est la quantité généralement contenue dans un verre normal de boisson alcoolisée, par exemple dans un verre de 100 ml de vin, dans un verre de 250 ml d’une bière ordinaire ou dans un verre – généralement plus petit – d’alcool fort comme de la vodka ou du whisky. »

« Il y a d’abord les signes dits de la dépendance physique, qui sont de deux ordres. D’une part, ce que l’on appelle la tolérance aux effets de l’alcool : la personne est obligée, pour obtenir les mêmes effets, de consommer des quantités de plus en plus importantes de boissons alcoolisées. D’autre part, l’apparition de signes de sevrage au moment où la personne arrête de consommer. Ces signes de sevrage se marquent par l’apparition de tremblements, de transpiration, d’une accélération du rythme cardiaque, d’une hausse de la tension artérielle et éventuellement de nausées, de vomissements, d’agitation ou d’anxiété. Si les signes de sevrage sont très marqués, l’individu peut réellement se mettre en danger, car il peut présenter des crises d’épilepsie, souvent généralisées, ou encore des épisodes dits de delirium tremens. »

« L’autre versant de la dépendance à l’alcool (ce que l’on appelle la dépendance psychologique) est la permanence d’un désir très marqué de consommer des boissons alcoolisées, bien souvent accompagné d’efforts infructueux pour en diminuer, contrôler, arrêter la consommation. À tel point que la personne qui présente une dépendance va consacrer une part de plus en plus importante de son temps à chercher à obtenir de l’alcool, à le consommer et à « récupérer » des effets de sa consommation. Par la force des choses, elle va diminuer de manière importante, voire abandonner ses activités professionnelles ou ses loisirs. Finalement, la personne ne parvient plus du tout à arrêter de consommer, alors qu’elle est bien consciente des difficultés psychologiques, physiques ou sociales engendrées par son comportement. »

« L’organisation mondiale de la santé (OMS) considère que jusqu’à 3 unités d’alcool par jour pour les hommes (ou 21 unités par semaine) et 2 unités par jour chez les femmes (ou 14 unités par semaine), il n’y a pas de risques majeurs pour la santé.
Jusqu’il y a peu, le monde médical ne s’était guère intéressé qu’à l’alcoolisme sévère. Actuellement, on préfère définir une gradation : usage à risque, usage nocif, abus, dépendance. Ceci est plus constructif en termes de prévention, puisque l’on s’intéresse désormais aussi aux personnes présentant des consommations encore modestes, mais qui risquent d’évoluer vers des situations plus graves, qu’il importe de sensibiliser. Cette gradation est importante sur le plan du traitement, car les enjeux seront différents en fonction de l’ampleur du problème. »

2. Pourquoi la personne alcoolique ne cherche-t-elle pas d'aide ? #

« Mais peut-être penserez-vous : pourquoi des soins ? L’alcoolisme est-il donc une maladie ? La réponse est oui, sans hésiter. »

« Une des raisons essentielles de ce manque de soins tient à la difficulté pour le patient à reconnaître sa problématique. Le psychiatre utilise généralement le terme de déni pour désigner chez le patient alcoolique cette difficulté de reconnaissance du caractère problématique de sa consommation et de ses conséquences. »

« Seules 5 à 20 % des personnes aux prises avec l’alcool reçoivent des soins appropriés.
Une des raisons essentielles de ce manque de soins est la difficulté, pour le patient, de reconnaître sa problématique. C’est ce que l’on appelle le déni. Une partie de ce déni tient au fait qu’il est extrêmement difficile, pour tout un chacun, de constater que l’on a perdu les capacités de contrôle de son comportement.
Mais quand la dépendance est sévère, on pense que le déni peut aussi être lié à des déficits neurologiques qui entraînent une diminution des capacités de l’individu à porter sur lui-même un regard clair. »

3. La personne alcoolique est-elle responsable de sa situation ? #

«  Et de fait, il existe bel et bien une part de prédisposition génétique à cette maladie. »

« L’alcoolisme peut relever de deux grandes catégories de causes : les facteurs prédisposants, qui existent indépendamment de tout contact avec l’alcool, et les facteurs engendrés par la prise de boissons elle-même.
Dans la première catégorie, il y a d’abord la génétique : un sujet génétiquement prédisposé deviendra plus rapidement dépendant à partir du moment où il consomme de manière exagérée. Des traumatismes psychologiques ou certains traits de personnalité peuvent également conditionner l’apparition de la maladie alcoolique. Et aussi, paradoxalement, le fait d’être capable de consommer de grandes quantités d’alcool sans atteindre l’état d’ivresse, car cela supprime les signes d’alarme envoyés par le corps.
Mais c’est le plus souvent la combinaison de ces facteurs prédisposants à des circonstances de vie propices qui expliquent le développement de l’alcoolisme : un mal-être, un deuil, un abandon… sont autant de points de départ possibles d’une dépendance à l’alcool. Celle-ci plonge progressivement la personne dans une sorte de spirale de réactions biologiques, psychologiques et sociales dont il lui deviendra difficile de sortir. »

4. L'alcool modifie le psychisme #

« Lors de l’arrêt de la boisson, on voit s’améliorer, en une quinzaine de jours, un ensemble de manifestations pesantes dont la personne n’avait pas forcément conscience. L’effet le plus marqué est la diminution de la sensation de fatigue. On observe généralement une très nette amélioration de l’humeur et une quasi-disparation des signes de dépression chez la plupart des individus. »

« Bref, en quelque sorte, la personne boit dans le but de diminuer la dépression et l’anxiété qui sont, elles-mêmes, entraînées par la boisson. Et le fait de rester dans une sorte de flou, de brouillard, l’empêche de réagir et de jeter un regard clair sur les effets réels de la consommation. C’est une première spirale infernale ; il y en a d’autres comme nous le verrons. Si la personne arrête de boire, le simple fait que cette dépression et cette anxiété s’atténuent fait baisser l’envie de boire elle-même. »

« De manière générale, la personne alcoolique présente bien souvent de telles difficultés dans la différenciation et l’expression de ses émotions. Dans un certain nombre de cas, elle semble même réprimer totalement leur expression, ce qui n’est pas sans conséquence. »

« Lorsqu’on arrête de boire, on observe souvent très rapidement des changements importants : la dépression et l’anxiété s’atténuent, de même que la fatigue et l’impression de « vivre dans le brouillard ».
Mais d’autres modifications du psychisme liées à la consommation d’alcool peuvent persister à plus long terme. Ainsi l’impulsivité (agir sans réfléchir) est un trait de personnalité souvent présent chez les personnes alcooliques. L’impulsivité est parfois une cause du problème, mais elle en est aussi très régulièrement une conséquence qui a la particularité de persister longtemps après l’arrêt. Si bien qu’elle entraîne souvent des rechutes.
Une autre caractéristique des personnes alcooliques est la difficulté à percevoir, comprendre et gérer leurs propres émotions. Elles utilisent alors l’alcool comme un moyen de répondre à leurs mouvements émotionnels intérieurs : ce qui ne se vit pas complètement et ce qui ne se dit pas, se boit. »

5. Les mécanismes biologiques de la dépendance à l'alcool #

« Le cerveau d’une personne qui consomme de l’alcool régulièrement et pendant une période prolongée s’habitue progressivement à cet effet inhibiteur et, comme cela se produit souvent dans les organismes biologiques, finit par s’adapter à cette situation chronique. Pour lutter contre cet effet d’inhibition, le cerveau va, par exemple, diminuer le nombre de récepteurs aux benzodiazépines à la surface des neurones. Ceci explique l’effet de tolérance : l’individu supportera des concentrations de plus en plus élevées d’alcool dans son sang, jusqu’à pouvoir supporter des concentrations qui induiraient sans nul doute un coma chez « le commun des mortels ». »

« Ces mécanismes tout récemment décrits suggèrent que l’addiction à l’alcool ne se développerait plus uniquement suite aux effets directs de l’éthanol sur le cerveau, mais qu’elle pourrait également résulter de mécanismes beaucoup plus indirects, prenant naissance dans des organes périphériques. Dans le cas de l’intestin, il s’agirait d’une libération dans le sang d’agents bactériens induisant un état inflammatoire qui viendrait finalement influencer le comportement addictif au niveau du cerveau. »

« L’alcool, ou plus exactement l’éthanol, exerce des effets importants au niveau du cerveau en interagissant avec un très grand nombre de récepteurs dans différentes régions cérébrales. Ces effets très puissants en font une des drogues les plus utilisées au monde.
L’addiction se décompose en phénomènes de renforcement négatif (boire pour tenter d’échapper à une émotion négative) et de renforcement positif (boire pour avoir du plaisir). Les premiers se jouent au niveau des récepteurs aux benzodiazépines et au glutamate. Des médicaments spécifiques permettent de moduler cette action.
Le renforcement positif passe quant à lui par les endorphines et la dopamine. Cette dernière est le médiateur central du circuit de la récompense dont le mécanisme est essentiel dans tous les phénomènes d’addiction. Il existe aussi des médicaments spécifiques du renforcement positif.
On pense depuis peu que l’alcool exerce également ses effets addictifs via d’autres mécanismes qui impliquent, entre autres, les bactéries intestinales et les phénomènes inflammatoires. »

6. L'alcool modifie nos rapports aux autres #

« La question du rapport social est, selon la vision de l’auteur, au cœur de la problématique alcoolique. C’est d’ailleurs souvent, au départ, un excès de sensibilité aux autres qui amène une personne à consommer lorsque les circonstances la mettent à mal. Cet excès de sensibilité porte à la fois sur l’image idéale que la personne a d’elle-même (et qu’elle ne parvient pas à atteindre) et sur le regard des autres.
Mais, d’autre part, probablement suite aux effets prolongés de l’alcool sur le cerveau, on observe aussi des difficultés importantes dans les relations sociales : diminution de la capacité à interpréter les émotions d’autrui et à se mettre à la place de l’autre, ce qui est de nature à perturber profondément les rapports sociaux.
Tout cela peut induire deux types de conséquences : une incapacité pour la personne alcoolique à mesurer l’impact de sa consommation sur ses proches (et donc à la modérer pour les respecter) et un isolement social parfois immense qui peut aussi engendrer une souffrance. »

7. L'alcool laisse des traces dans le cerveau #

« L’alcool provoque, à la longue, des lésions directes dans le cerveau des personnes qui en font une consommation importante. Les manifestations graves telles que le syndrome de Gayet-Wernicke et la démence de Korsakoff sont relativement rares et n’apparaissent qu’après une destruction étendue de certaines zones du cerveau. Plus courants sont les troubles de l’équilibre, les tremblements et les difficultés dans les mouvements fins, dus à une atteinte du cervelet. L’alcoolisme peut aussi atteindre les nerfs périphériques (polynévrite) engendrant des douleurs, des crampes et une perte de sensibilité, en particulier dans les jambes. Ces dernières atteintes sont réversibles à condition d’arrêter de boire, mais la récupération peut prendre plusieurs mois, voire une année. On remarque aussi chez les alcooliques un déficit du fonctionnement de la région frontale du cerveau, ce qui augmente leur impulsivité, et donc le risque de rechutes.
Quant au binge drinking (ou biture express), nouveau mode de consommation fréquent chez les jeunes, il peut provoquer rapidement des altérations de la mémoire et de l’attention, mais il n’évolue heureusement pas toujours vers l’alcoolisme durable, même s’il en augmente le risque. »

8 L'alcool et la famille, une histoire complexe #

« Les interventions de type AL-ANON visent d’abord et avant tout à permettre aux familles de sortir du schéma de la dépendance et à confronter progressivement la personne alcoolique aux conséquences de ses actes. Ce n’est cependant pas suffisant, à mon avis, pour permettre de régler le problème. Il faut aussi accompagner la personne alcoolique dans un changement de son rapport à l’alcool et lui fournir, éventuellement par un soutien psychothérapeutique individuel, les outils et le minimum de sécurité pour faire face aux événements de la vie. »

« TROIS GRANDS PRINCIPES POUR LES FAMILLES :
1 Réagir suffisamment tôt, avant que le désespoir et la honte n’immobilisent tout ;
2 Aborder la question en termes d’inquiétude plutôt qu’en termes de reproches ;
3 Faire appel à un soutien extérieur, dans l’entourage familial et/ou du côté des professionnels. »

« Les familles sont le plus souvent aux premières loges pour faire face aux conséquences de l’alcoolisme et une grande partie du travail des soignants porte sur la réparation des dégâts aux liens familiaux. Pour des familles aux prises avec l’alcoolisme, les trois principaux conseils sont : 1- réagir suffisamment tôt, avant que le désespoir et la honte n’immobilisent tout ; 2- aborder la question en termes d’inquiétude plutôt qu’en termes de reproches ; 3- faire appel à un soutien extérieur, dans l’entourage familial et/ou du côté des professionnels. Toutefois, il convient aussi de s’interroger sur le rôle des familles dans l’apparition d’un problème d’alcoolisme ou dans son installation dans la durée. Car si le problème peut être vu comme un symptôme de la personne qui boit, il peut aussi être un symptôme du dysfonctionnement d’un système familial ou de l’équilibre d’un couple. Un certain nombre de conjoints d’alcooliques ont eux-mêmes une histoire personnelle dans laquelle l’alcool prend une place importante. Les groupes d’entraide de type Al-Anon et Alateen proposent des interventions intéressantes pour permettre aux proches de mieux se situer face à l’alcoolisme d’un membre de la famille. »

9. Quel est le rôle de la société face à la consommation à la consommation d'alcool ? #

« La problématique alcoolique constitue, de toute évidence, un fléau d’une importance similaire à celui du tabac en termes de santé publique. Curieusement, il n’a pas fait jusqu’à présent l’objet d’une réaction aussi marquée ni des pouvoirs publics, ni de la société dans son ensemble.
La situation actuelle est un immense gâchis, avec seulement 5 à 20 % des personnes alcooliques qui ont accès à des soins, et ce après un délai estimé à plus de dix, voire quinze ans. Inutile de préciser qu’entretemps, la situation de ces personnes s’est considérablement aggravée sur tous les plans.
On sent heureusement émerger aujourd’hui, du côté des soins de santé, une réflexion par rapport à ce problème. Mais pour avoir un réel impact, il serait indispensable d’agir sur plusieurs niveaux simultanément, c’est-à-dire à la fois de mieux sensibiliser le public aux risques liés à la consommation d’alcool, mieux organiser la prise en charge médicale, mieux former les soignants, déstigmatiser l’alcoolisme et faire confiance aux personnes alcooliques elles-mêmes ainsi qu’à leur entourage. »

10. Traitement de la problématique alcoolique #

« L’abstinence complète sera de préférence prônée chez des individus qui ont développé une dépendance physique franche, accompagnée d’importants automatismes de consommation. »

« Il n’existe aucune recette toute faite pour créer ce premier contact, mais il y a des choses à éviter à tout prix : les jugements et les paroles culpabilisantes. Ces types de propos qui suscitent la honte ou témoignent d’un rejet vont en effet immanquablement casser le contact ou susciter le repli. Il faudra au contraire tenter de créer une atmosphère de confiance et de soutien. Tout dépendra bien sûr du contexte, selon que l’on connaît la personne ou non, que l’on aborde la question en tant que proche ou en tant que soignant, etc. »

« Une des solutions, on l’a vu, sera une proposition de sevrage, en particulier lorsque la dépendance est avérée. Un sevrage peut se faire à la maison dans les cas les moins graves, mais le plus souvent il s’accomplit à l’hôpital, avec une aide médicamenteuse. Cela permet d’une part de diminuer les risques médicaux liés à cette période critique et d’autre part de sortir la personne du contexte familier qui la pousse à consommer. Avant de développer cette étape de sevrage, je tiens à nuancer la manière dont on va s’adresser à la personne alcoolique en fonction de la nature des troubles sous-jacents et de la sévérité de l’affection. »

« Les médicaments utilisés sont le plus souvent des benzodiazépines, comme le diazépam (Valium®) ou le lorazépam (Temesta®), dont les doses seront adaptées en fonction de l’importance de la consommation et des symptômes qui se manifestent. Le but de ce traitement est de minimiser ces symptômes, le temps de « passer le cap » et de briser les automatismes de consommation.
Mais il ne suffit pas de couper net la consommation et d’administrer les bons médicaments pour qu’un sevrage réussisse. Comme cette étape essentielle est associée à des changements importants dans le fonctionnement physique et psychologique du patient, il est nécessaire de lui expliquer ce qui lui arrive. Cette explication fait partie intégrante de la prise en charge ; c’est la partie de l’accompagnement du patient que l’on appelle « psychoéducation ».
En fonction de ce qu’il est en mesure de comprendre, nous lui fournissons des explications sur ce que nous avons déjà abordé en détail dans ce livre. Les effets de la consommation abusive d’alcool sur l’individu : l’induction de la dépendance physique, mais aussi les effets biologiques de dérégulation des neurotransmetteurs, du système du stress, de l’inflammation et du fonctionnement intestinal. Nous lui rappelons les effets sur l’humeur, les manifestations anxieuses, le développement d’obsessions liées à l’envie de boire (dépendance psychique) ainsi que les effets négatifs sur les capacités cognitives, sur le contrôle des automatismes, sur la régulation des émotions (avec l’usage d’alcool comme unique moyen de réponse aux situations émotionnelles). Nous analysons avec lui les effets négatifs de l’alcool sur ses capacités de cognition sociale, sur la tendance naturelle à porter attention à la situation de l’autre, à ses intentions et à ses perspectives de vie. Nous soulignons à quel point l’ensemble de ces effets négatifs de l’alcool participe de manière plus ou moins rapide au développement d’une spirale négative, qui l’a aspiré dans la dépendance. Nous abordons la difficulté à renverser le processus, puisque cette spirale entraîne par elle-même une difficulté de remise en question, qu’elle « embrouille » le regard qu’il peut porter sur sa situation, et ce d’autant plus qu’il est souvent pris dans des questions d’amour-propre ou de honte qui freinent la remise en question. Surtout s’il a commis des actes qui le discréditent auprès de ses proches sur le plan social. »

« Il s’agit donc bien d’une spirale vertueuse naturellement induite par l’arrêt de la consommation et sur laquelle, en tant que soignants, nous nous appuyons très fort, tout en sachant qu’elle est très fragile. Car deux dangers guettent. Le premier est lié au fait que la disparition de la fatigue, des troubles de l’humeur et de l’envie de boire est telle que la personne ressent rapidement une impression de bien-être et de contrôle, mais que cette sensation est trompeuse. En effet, les autres dimensions, dont on a vu à quel point elles sont d’importance pour la problématique alcoolique, n’ont pas encore eu le temps de récupérer. En particulier, la plupart des fonctions cognitives et exécutives, la cognition sociale ou les capacités de régulation des émotions mettront des mois à se régulariser. Donc, si la personne se sent mieux après le sevrage, elle reste sujette à des difficultés de contrôle de ses impulsions et de ses émotions et à des difficultés d’interactions interpersonnelles qui la fragilisent vis-à-vis d’une rechute possible. L’amélioration ressentie, qui peut être vécue comme une véritable « lune de miel », peut donner à tort l’illusion que la situation est sous contrôle, voire qu’elle est résolue. Or, on va le voir, c’est loin d’être le cas. »

« Prise dans le quotidien de sa consommation, la personne alcoolique ne sait souvent plus très bien pourquoi elle boit. L’habitude routinière organise l’existence du buveur. Un travail de « ré-historisation » est alors important pour lui permettre de développer une réflexion sur l’alcool, sa fonction, son rôle dans l’apparition de son problème de boisson. Cette ré-historisation lui permettra aussi tout simplement de rendre un sens à cette vie qui était peu à peu devenue une succession de moments de consommation, tous semblables les uns aux autres. »

« Mais de nombreuses autres approches ont été proposées pour l’accompagnement de la personne alcoolique, et notamment la pratique de la pleine conscience, proposée depuis quelques années, avec pour objectif de diminuer la tendance à la rechute. Cette approche inspirée des pratiques de méditation orientale ne s’intéresse pas à la question de l’histoire de l’individu. Elle s’intéresse au contraire à « l’ici et maintenant ». Elle propose en effet d’aider la personne à porter son attention sur le moment présent et, par ce biais, de lui permettre d’augmenter la distance entre les émotions négatives et le mouvement de re-consommation qu’elles induisent habituellement. »

« Le traitement de l’alcoolisme ne poursuit pas nécessairement un objectif d’abstinence complète. Celle-ci est néanmoins nécessaire pour les personnes qui présentent une dépendance sévère à l’alcool. Celles qui présentent une consommation à risque, mais qui ont conservé une certaine autonomie, peuvent se contenter d’adopter des stratégies pour modérer leur consommation.
Mais comment aider un(e) proche à entamer une réflexion sur sa consommation ? Cette étape, préliminaire au traitement, n’est pas du tout facile. Il n’y a pas de recette, mais il faut à tout prix éviter une attitude de jugement.
Le sevrage est le tournant décisif. Comme il entraîne des changements importants chez le patient, le soignant veillera à bien lui expliquer ce qui se modifie dans son fonctionnement physique et psychologique. Le sevrage est souvent suivi d’améliorations rapides et spectaculaires de l’état psychologique de la personne, mais les raisons émotionnelles à l’origine du problème ne sont pas résolues pour autant. Il faut donc faire tout un travail psychothérapeutique de consolidation pour permettre au patient de renouer avec sa fragilité émotionnelle et l’aider à trouver des réponses personnelles aux difficultés du quotidien sans recourir à la boisson. »

11. Bien vivre avec l'abstinence ? #

« Le choix de l’abstinence est un choix courageux, car parsemé d’embûches. Une fois la décision prise, il vaut mieux garder un soutien, sous la forme d’un groupe d’entraide ou d’un soutien psychologique, pour affronter les situations difficiles.
Trois sortes de questions peuvent surgir. La première est la persistance ou non d’une appétence particulière pour les boissons alcoolisées, qui est très variable d’une personne à l’autre. La deuxième est celle de l’état psychologique dans lequel est vécue cette abstinence. Souvent la personne se sent mieux, mais cela dépend aussi fortement de son ressenti par rapport à son alcoolisme passé et de la qualité de la relation qu’elle établit avec son entourage.
La troisième sorte de question est celle du maintien de l’abstinence dans une société où les boissons alcoolisées sont présentes partout. Quoi qu’il en soit, dans leur grande majorité, les patients alcoolo-dépendants abstinents continueront à consacrer de l’énergie et de la réflexion à éviter de retomber dans la spirale de la consommation. »

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